jEAN-yVES vIGNEAU
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Je suis né sur une île si petite que je pouvais voir la mer tout autour juste en tournant la tête. D'un seul regard, je pouvais contempler le monde entier. C'est ainsi que le paysage et la culture insulaires ont formé mon regard sur le monde et fait de moi un islomane, [1] mot inventé par Lawrence Durrell pour décrire une personne atteinte d'une sorte de dérangement de l'esprit et qui, quoique apparemment normale, ressent les effets d'une indescriptible intoxication à la seule vue d'une petite parcelle de terre entourée d'eau. Mais la fascination pour les îles n'est pas qu'une affaire romantique du passé. C'est un sujet contemporain en ce sens que l'île constitue peut-être une sorte d'étalon pour la lecture du monde actuel. « L'impact croissant des îles sur l'imaginaire collectif n'est pas qu'une mode passagère. Il faut plutôt y voir une contribution essentielle des petites îles et de leurs habitants à la civilisation urbaine et mondialisée de notre temps. » [2] Originaire des Îles-de-la-Madeleine, j'ai cultivé mes liens affectifs et esthétiques avec ce paysage et cette culture maritimes comme la plupart des insulaires qui se retrouvent sur la terre ferme et continuent à s'identifier à leur île et à leur communauté d'origine. Au cours des années, j'ai traduit cet attachement à mon île dans un corpus de travail qui comprend sculptures, installations, dessins, photographies et vidéos. Quelques titres évocateurs en donnent un aperçu : Il était une fois une mer, Marée basse, Heureux qui comme Ulysse& et Le naufrage de l'angélus. D'autres Suvres intitulées Morue, La pêche miraculeuse, Le foie de morue, Farine à poisson et Une affaire poisseuse abordent quant à elles une facette incontournable de la culture maritime : la pêche. Le moratoire sur la morue décrété en 1992 n'a été qu'un autre signal d'alarme annonçant l'irrévocable déclin d'une culture de cueillette et d'une manière de vivre. Apprend à l'homme à pêcher et il videra la mer. Quoique le grenier maritime soit presque vide, des centaines de petits bateaux de pêche glanent encore les restes d'une pêche miraculeuse. Découpés contre le ciel et isolés des bateaux qui les portent, les mâts rassemblés forment un ensemble de dessins dans l'espace. De la même manière, les coques aux allures béquillardes appuyées sur les cales et les étais dans les parcs à bateaux deviennent un vocabulaire de formes. On oublie la fonction des objets pour n'y voir qu'une série de sculptures, à leur tour mises en abîme par la photographie à la manière de Bernd et Hilla Becher. [3] Propos insulaires témoigne du désir de raviver le regard sur les objets quotidiens du milieu insulaire et maritime et de nourrir une incurable obsession pour ces petites taches au large des continents qu'on appelle îles. Malgré qu'elles soient déjà innombrables, nous nous plaisons à en inventer d'autres, à imaginer leurs contours et leurs habitants au gré de nos rêves d'aventure et d'évasion. La littérature regorge de ces îles que les mappemondes ignorent. « Combien de fois, a-t-on lu ou entendu qu'une île est ceci, qu'un insulaire est cela. Comme si on ne pouvait renoncer à l'image trop puissante de l'île ou résister à cette tentante occasion de se prendre pour Dieu et de créer les îles à notre ressemblance. » [4] Mon île n'est pas qu'une parcelle de terre entourée d'eau; c'est le point focal d'où partent toutes mes lignes de fuite. [1] Vénus et la mer (1953), Lawrence Durrell [2] Désir d'île, ou l'insularité dans ses dimensions contemporaines (2004), Françoise Péron, Institut universitaire européen de la mer, Brest, France [3] Bernd et Hilla Becher, photographes allemands qui avec leurs photos de structures industrielles remportaient le prix de la sculpture à la Biennale de Venise en 1990 [4] Island Shapes, Island Forms (2004), Godfrey Baldacchino, Chaire de recherche du Canada en études sur les îles, Université de l'Île du Prince Edouard, Canada (attribution Dening, 1980) |
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©vigjy2006