Jean-Yves Vigneau
Propos d’artiste
Mon île n'est pas
qu'une parcelle de terre entourée d'eau; c'est le point
focal d'où partent toutes mes lignes de fuite. Je suis
né aux Iles-de-la-Madeleine sur une île si petite
que je pouvais voir la mer tout autour juste en tournant la
tête. D’un seul coup d’œil je pouvais
contempler le monde entier. Le paysage et la culture insulaires
ont donc forgé mon regard sur le monde et fait de moi
un islomane, mot inventé par Lawrence Durrell pour décrire
un individu qui quoique apparemment normal est atteint d’une
sorte de dérangement de l’esprit et ressent les
effets d’une indescriptible intoxication à la seule
idée d’une petite parcelle de terre entourée
d’eau. J’ai cultivé mes liens affectifs et
esthétiques avec le paysage et la culture maritimes comme
la plupart des insulaires qui continuent une fois sur la terre
ferme à s’identifier à leur île d’origine.
Au cours des années,
j’ai traduit cet attachement dans un corpus de travail
qui comprend sculptures, installations, dessins, photographies
et vidéos. Quelques titres évocateurs : Il était
une fois une mer, Marée basse, Heureux qui comme Ulysse…,
Le naufrage de l’angélus. D’autres œuvres
intitulées Morue, La pêche miraculeuse, Le foie
de morue, Farine à poisson, Une affaire poisseuse et
Mâts parlent d’un aspect incontournable de la culture
maritime : la pêche. Le moratoire sur la pêche à
la morue dans l’Atlantique Nord décrété
par le Canada en 1992 n'a été qu'un autre signal
annonçant l'irrévocable déclin d'une culture
de cueillette et d'une manière de vivre. Apprend à
l’homme à pêcher et il videra la mer.
Mes œuvres les plus
récentes explorent d’autres aspects du paysage
maritime. Dans Le débarquement de Noé (2007),
je revisitais le mythe du déluge et le débarquement
de Noé avec sa précieuse cargaison d’espèces
menacées de disparition. Archipel (2008), présenté
à la Biennale nationale de sculpture contemporaine de
Trois-Rivières, Québec, prenait la forme d’une
table à dessin ou table de navigation avec une bande
sonore composée de centaines de titres de livres avec
le mot « île » récités en litanie,
martelant l’espace comme des vagues.L’œuvre
in situ Nieznana Wyspa (L’île inconnue, 2008) a
été réalisée dans le port de Gdynia
en Pologne, comme un rappel que les îles inconnues ne
sont pas toujours lointaines au-delà des mers périlleuses.Utopiae
Insulae Figura (2008-09) s'inspire du célèbre
essai de Thomas More, Utopia, et témoigne d’un
parcours entre mon île, le modèle utopien de More
et la réalité contemporaine des îles artificielles
qui dépasse la fiction.
Dans le cadre d’une
résidence au Pays de Galles, au printemps 2009, j’ai
installé. le long du sentier qui mène à
la camera obscura d’Aberystwyth, un grand miroir convexe
en haut d’un poteau de lampadaire. Sous le titre Sentinelle,
cette œuvre permanente nous rappele que «seul un
miroir peut dire la beauté objective de la mer ».
Invité à créer une œuvre à
Caraquet, Nouveau-Brunswick, dans le cadre du Congrès
mondial Acadien, je renouais encore une fois avec le sujet de
la pêche en créant Arrivage, de grandes caisses
plantées sur l’eau et sur le rivage et sur lesquelles
on peut lire des noms de poissons et leur provenance maintenant
que les stocks sont disparus de nos côtes.
Avec la collaboration de la Manif d’art de Québec,
j'ai participé à l’édition 2009 de
la Biennale Vento Sul à Curitiba, Brésil. L’équation
de l’eau (Equação da água) propose
une représentation de l’eau, à l’allure
scientifique, apparemment dépourvue d’émotions,
comme le ferait une carte ou un plan, mais loin d’une
formule aride, elle s’étale comme autant de nénuphars
à l’ombre du petit pont, sur le lac où se
mire l’Opera de Arame, faisant ainsi un clin d’œil
au Bassin aux nymphéas de Monet.
Les impulsions qui me
poussent à explorer les îles et les archipels pour
ce qu’ils ont de pouvoir évocateur m'ont mené
à la découverte des écrits de la géographe
Françoise Péron qui ont inspiré le titre
de l'exposition Désirs d'îles présentée
au Centre d'exposition Circa en octobre 2009. Ce corpus de travail
témoigne une fois de plus de mon esprit islomane à
travers des représentations de l'île qui m'habite
et que je transporte avec moi comme un enfant tire son dada.
À travers des
œuvres in situ qui prennent souvent pour appui mythes et
légendes, écueils et naufrages, c’est toujours
un peu de ma propre histoire qui s’inscrit dans de nouveaux
paysages. Je demeure en même temps perméable aux
lieux et aux gens qui les habitent, et m’attarde à
développer de nouveaux rapports avec le monde maritime
et la culture insulaire. De là naissent des images inédites,
parce que devant la mer à perte de vue, l'esprit se met
à inventer des horizons.